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Les écrivains / adhérents

Hassen Bouabdellah

Roman / Scénario
photo Hassen Bouabdellah

Né à Biskra - la reine des oasis - le 31 août 1947, Hassen Boudellah aime répéter : "avant d'être Français ou Algérien, je suis d'abord Saharien." Après des études littéraires et de sociologie, il opta définitivement pour le cinéma. Diplômé de l'Institut des Hautes Etudes Cinématographiques (VGIK) de Moscou, il mena une carrière de documentariste, réalisant plus d'une centaine de films et émissions dont le fameux "Baberousse mes sœurs"
Traumatisé par l'annulation des premières élections libres en Algérie du 11 janvier 1992, il s'installa en France. Les premières années d'exil furent très dures. Son premier roman, " l'insurrection des sauterelles" l'a beaucoup aidé à se reconstruire. Ce second roman "Pauvre Martin, pauvre Martin " - hommage à Brassens donne sa juste mesure de son intégration dans la société française. Il écrit aujourd'hui aussi bien pour un public algérien que pour un public français.

Bibliographie

– L'insurrection des sauterelles, Ed. Edilivre.2015
https://www.youtube.com/watch?v=ULjhgTeRuRI

– Pauvre Martin, pauvre misère, Ed. Mon petit éditeur.2015
https://www.youtube.com/watch?v=L9zBNPXmL-k


Extraits

X - Les sauterelles
Place Addis-Abeba, jeudi 25 juin, 12 heures 30.

Les sauterelles ont pris possession de la place Addis-Abeba. Le pullulement est responsable d'un brouillard épais, bistre, chaotique. Leur bourdonnement obsédant résonne dans mon crâne. La moiteur, imprégnée de poussière, dispense des exhalaisons âcres. Je me retiens de tousser comme si j'avais peur de manifester ma présence. J'essaye de me mettre à genoux afin de pouvoir ramper jusqu'à un endroit mieux protégé. J'avance en titubant sur le bitume vaseux. Je bute contre un objet flasque. Voooof ! un essaim de sauterelles s'envole, désertant un corps gisant ventre contre terre.

Je retourne ce corps. Atroce ! Lla-Aïcha ! Poitrine saillante criblée d'impacts de balles. Vêtements déchirés et maculés de sang. Dans le peu de clarté, l'horrible spectacle se montre à moi comme à travers des lunettes à infrarouge. Mamelles emmêlées, ensanglantées, trouées de partout. De la blessure suinte un liquide incolore. Son visage cependant a été épargné. Une puissante tension en écartèle les traits, pétrifie sur la bouche grande ouverte le cri de la douleur. Son front n'est que tubulures. Médusés, les yeux fixent quelque chose avec colère. Le sang enduit de rouge ses entailles de nadaba. De minces reflets frisent sa chevelure qui embaume encore le henné. D'une manière immuable, la mort semble avoir incrusté une lueur de vie dans les lignes énergiques de son visage. Le visage de la vaillance, baigné d’une lumière crépusculaire : j'ai étalé ma chemise sur le buste de la pleureuse de la Casbah.

Je reprends peu à peu mes esprits. Mon mal de tête s'atténue, au moins dans son effet inhibant. Récupérer la cassette d'enregistrement me semble dans l'immédiat la tâche la plus urgente, la plus indispensable.

J'ai balayé le sol de mes bras, j'ai retrouvé la caméra, j'ai retiré la cassette du boîtier, et maintenant je me propose d'atteindre au plus vite le bord boisé de l'avenue. Derrière, il y a ma voiture.

Un ficus me sert d’abri provisoire. Autour, l'effervescence des insectes rappelle la danse heurtée des chauves-souris.

Je m'adosse à l'arbre. Craquètement. Mon dos s'est humecté. Je viens de broyer des sauterelles contre le tronc. Dans un élan désespéré, les rescapées se sont envolées, communiquant leur frénésie à tout l'essaim. J'allonge les jambes, je m'immobilise, tous mes muscles pétillent de soulagement.

Mes cils battent. Des images accourent... Safia ! Sa frimousse va-t-en-guerre, sa lippe coléreuse, son front déterminé, les yeux aussi étincelants qu'une lame de toréador… Il me semble l'entendre me dire : « ne t'en fais pas pour moi, je suis vivante, je le resterai encore longtemps ! » Oui ! tu es vivante, tu le resteras, je le sens, je le sais, je le veux. Quand bien même Alger subirait le sort de Pompéi, tu survivras. Miraculeuse certitude qui coule dans mes veines, tonique, régénératrice, bienfaisante.

A présent, les sauterelles s'agitent dans l'air avec moins de force. En voici une qui cherche à se poser sur mes jambes, se pose... A l'exemple des humains, l'audace de la première enhardit les autres. Au tour de ma poitrine nue d'en recevoir. Une, deux, trois... Maille après maille, elles me tricotent un plastron.

Irrépressible impulsion, je cherche à m'emparer d'une sauterelle, je veux la tenir entre mes doigts. J'en happe une au vol. Je la tiens par la minerve cartilagineuse qui fait office de cou. Elle reste placide, raide. Ses ailes tachetées se croisent dans un pli impeccable. Les antennes ressemblent à deux hallebardes. Nacré, le front rappelle la cuirasse d'un chevalier du Moyen Âge. Et, nacrée elle aussi, la lèvre arrondie produit la sensation intolérable d'un couperet de guillotine. Tout cet équipement l'habille en soldat casqué, harnaché de la plus méchante manière. Cependant, la pauvre bestiole est si calme, si empreinte de timidité, d'apathie que j'ai de la peine à la croire capable d'un quelconque vandalisme qui fait pourtant l'ignoble réputation de la race acridienne. C'est cela même qui soudain m'énerve. Cela m'horripile de la voir si soumise à ma volonté. Ses yeux, deux grosses boules glauques et exagérément exorbitées, ont l'air de me narguer. J'ai la tentation sadique de presser l'index contre le pouce pour en faire qu’une giclée de pus. Qu'est-ce qui me retient de le faire ? - Rien, même pas la crainte de me salir les mains. J'allais la relâcher quand sa lèvre et ses antennes ont commencé à trépider comme si elle voulait parler. J'ai attendu patiemment qu'elle veuille bien se décider. Déçu par son silence, je me suis alors fâché :

- Mais parle donc ! fis-je en la rapprochant au plus près de mes lèvres. Tu as peur ? Tu n'as pas confiance ? C'est à Hellal que tu préfères parler ? Mais il n'est plus là. Il s'en est allé se perdre dans le désert. Après avoir égorgé son fils... Comme ça, toi et tes acolytes, vous prétendez fomenter une insurrection ! Ha,ha,ha… Dis-le pour voir ! Et dis-moi aussi comment et avec quoi ? Peut-être avec les crochets de vos pattes, peut-être en tournoyant comme des forcenées ? Prétentieuse va ! Il faut bien plus que de minables bestioles engourdies pour mener une insurrection à même de changer l'ordre des choses.

Pour se libérer, la sauterelle a alors planté ses mandibules acérées dans ma main. Puis a décollé à une vitesse incroyable ! En la voyant fendre l'air avec légèreté, j'ai ajouté sardonique :

- C'est ça, fuis ! Madame l'insurgée, bats en retraite, c’est vrai, c’est parfois dans la fuite que se trouve le salut, c’est du moins ce que aime à ressasser ma mère !

Du coup, j'ai ressenti le désir de me relever et de partir. A peine ai-je esquissé le geste de replier ma jambe que le « plastron » s'est mis à fourmiller et à bourdonner. Une vive douleur à l’épaule acheva de me convaincre de patienter.

L'atmosphère a maintenant l'aspect d'une tempête de sable. Aussi loin que puisse porter mon regard, la place Souidani, jonchée de criquets, ressemble à une natte noire. C'est une vision insolite. Me surprend le vide, l'absence d'indices de la fusillade et du sauve-qui-peut ayant entraîné ma chute. Rien ! Pas un blessé, ni un mur effondré, ni un signe de vie quelconque, hormis les sauterelles obscurcissant l'horizon.

C'est donc que l'attaque opportune des sauterelles a stoppé net les tirs. Je ne vois pas d'autres explications : leur irruption a paralysé les tireurs. Grâce à ces minuscules bestioles beaucoup de vies humaines - et sans doute la mienne et celle de Safia, ont été épargnées. Car Safia est vivante. Elle ne peut mourir. Pauvre Lla-Aïcha ! elle n'a pas eu cette chance. Qu'elle eût attendu quelques minutes de plus avant de crever l'œil de l'officier et elle serait certainement encore en vie. Qu'elle eût attendu quelques minutes et c'est Safia qui aurait été assassinée. Brave Lla-Aïcha ! Braves sauterelles ! dont l'action a du moins servi à éviter un massacre...

Dans un soliloque houleux, je me mortifie d'avoir, il y a un instant seulement, traité la sauterelle de quantité négligeable, d'avoir vitupéré contre elle en odieux névropathe ; je me fustige aussi de n'avoir pas su tenir ma promesse de redevenir un Juste ; mon mépris, mon orgueil, mon arrogance attestent que je lorgne toujours du côté du piédestal qui consacre la morgue des forts en gueule, des forts en titre, des forts en fric, des forts en muscles, des forts en ruse, sur les moutons, les veaux, les insectes qui ne savent que manger et chier, forniquer et enfanter par ribambelles, baisser la tête devant les despotes et s'enfuir à la première pétarade... Il reste dans mon corps quelques poches de crasse qui ont échappé à l'action de la plaque chaude du hammam... Je ne suis pas encore tout à fait propre, tout à fait neuf pour mériter un nouveau rivage. Safia, mon vigile, ô ma sœur dans l'espérance, ô mon égal dans l’amour, il n'y a que toi qui puisse me replacer dans l’utérus de ma mère pour me permettre de renaître aussi propre qu'un nouveau né... Et nom d’un Dieu ! je ne lui ai encore rien dit... Rient dit, rien dit de mon admiration, de mon besoin d’elle, de mon désir d’elle, rien dit de mon amour définitif, grand comme deux océans réunis…

A cet instant précis les sauterelles ont commencé à striduler. D'abord imperceptible crissement, la stridence s'est brutalement intensifiée pour devenir une modulation ample, indéfinie, monocorde, ininterrompue. Je m'applique à écouter attentivement ce chant cosmique. J'y décèle la tristesse empreinte de spiritualité d'un requiem et la subtile allégresse d'un alléluia, murmuré par des lèvres enfantines. Ainsi, ai-je pensé, la stridulation des sauterelles confond en une seule musique l'hommage à la mort et l'hommage à la vie. Plus je m'imprègne de cette musique, plus j'ai le sentiment qu'elle me lie à la Terre autant qu'elle m'en détache, qu'elle m'en libère.

Lieu de vie

Île-de-France, 95 - Val-d'Oise

Types d'interventions
  • Rencontres et lectures publiques